Les fruitières de Chatonnay (1861 – 1960)

Carte postale ancienne des fromagers du châlet de La Dôle dans le Haut-Jura

Carte postale début XXème : "fromagers du châlet de La Dôle" dans le Haut-Jura


"Dès le XVème siècle...", nous dit M. Hugon dans son histoire de la seigneurie de Marigna, "...nous voyons apparaître dans les reconnaissances de fiefs et droits seigneuriaux ... le fromaige de revoings... ainsi appelé parce que... il était accordé [au seigneur par ses sujets] en échange du droit de revoings ou seconde récolte des prés." Quant à la Notice de l'Abbé Bouvet, elle fait remonter à 1633 et au mariage d'un seigneur de Marigna avec une ressortissante de Pontarlier, l’origine du savoir faire du fromage (appelé alors vachelin, mais pas encore Comté) et l'installation d'une fruitière dans ce village voisin du nôtre.

Bien plus tard, en 1861, M. le maire Alexis Boisson établit de sa plume une liste de souscription "pour l'établissement d'une fruitière de société avec La Boissière et Dramelay"* Sur la trentaine de cultivateurs que nous retrouverons bientôt comme sociétaires de notre fruitière, trois seulement déclarent "faire soumission de fournir" deux vaches chacun, souscrivant à cette idée de coopération avec deux communautés peut être aussi proches que rivales. Il semble ainsi que la communauté de Chatonnay voulut garder toute propriété et pouvoir sur son projet, comme sur d'autres tels que le presbytère et l'école. Car nous verrons M. Boisson président d'une coopérative n'acceptant guère que le lait des cultivateurs de Givria, lieu également proche mais de charroi plus commode.

Une seconde souscription, financière celle ci, réunit donc, des 34 premiers sociétaires, les quelques cent cinquante premiers francs du capital nécessaire à l'établissement de la fromagerie.

En 1865, un contrat est signé entre les sociétaires et celui qu'ils ont démarché pour leur futur fromager : M. Joseph Aimé Jeannin de la Grange Chartru, qui " …s'engage à faire fabriquer et soigner, par Paul son neveu, tous les fromages que la société aura à faire depuis le premier mars jusqu'au 11 novembre prochain. (…) 4° : Il devra laver et tenir dans la plus grande propreté la chaudière et tous les ustensiles servant à la fabrication, il prendra toutes les précautions nécessaires pour que la chambre soit bien fermée, que les planches à fromages ne puissent les gâter, et pour écarter toutes les causes nuisibles au lait et aux fromages.
5° : Il mesurera ou pèsera scrupuleusement le lait fourni par chaque associé, le marquera exactement et immédiatement sur sa taille et sur échantillon.
6° : Il veillera à ce qu'on n'apporte aucun lait de mauvaise qualité, écrémé ou mélangé d'eau ou de quelque autre liquide.
7° : Dès qu'il s'apercevra de quelque fraude, il devra en prévenir le président, ou en son absence un des gérants.
7° : Il devra numéroter par une seule série les fromages qu'il fabriquera, et les représenter à toute réquisition des gérants. Outre son numéro d'ordre, chaque fromage portera le numéro du sociétaire pour qui il aura été fabriqué.
9° : Il fera tout ce qui est d'usage pour la fabrication des fromages, pour les saler, les soigner et obtenir une bonne qualité, et ce, sous sa responsabilité personnelle.
10° : Le fromager devra employer tout son temps, soit à la fabrication, soit aux soins qu'exigent le lait, les fromages, et la bonne tenue du chalet ; en cas de défectuosité dans les fromages, il en cherchera les causes et en prévient les gérants, pour aviser avec aux meilleures mesures à prendre.
11° : Il fournira à ses frais les peaux à cailler qui devront être choisies de bonne qualité, les toiles à fromage, les torchons en paille de riz, et tout le sel nécessaire à la salaison des fromages, ainsi que les verres ( ?),  la chaudière et les rondots pour déposer le lait.
12° : Ledit sieur Jeannin fromager ne sera pas nourri par les sociétaires pour celui qui voudra lui payer la somme de un franc par fromage. Chaque sociétaire sera libre de payer un franc par chaque fromage fabriqué pour son compte au fruitier ou en remplacement il sera obligé de la nourrir.
13° : Le fruitier aura droit, à l’époque de la saint Jean, de demander à chaque sociétaire et d’en exiger dix centimes par vache.
14° : Pour rétribution et salaire, il lui sera payé par chaque cinquante kilogrammes de fromages, pesés à la vente, la somme de cinq francs.
15° : Le fromager ne devra point recevoir de visiteurs dans le chalet, surtout pendant la fabrication, ni y souffrir de conversations contre les mœurs. Il ne doit y admettre que les membres ou serviteurs de la famille du sociétaire qui a le fromage, et les autres sociétaires qui demandent du petit lait ou de la recuite.
16° : En cas de contestation entre le fromager et les sociétaires, les difficultés seront soumises à des arbitres choisis, l’un par le fromager, l’autre par le président de la société, et, s’il est nécessaire, un troisième arbitre sera nommé par le juge de paix ... f ait … à Chatonnay le 29 janvier 1865. "

Au bas du même document, dont l’intérêt nous a poussé à en reproduire une grande partie, la même main de M. Alexis Boisson écrit le renouvellement du contrat pour 1866 :
" Le dit sieur Jeannin Paul ayant pris connaissance des statuts réglementaires de la société de fromagerie de Chatonnay et du précédent engagement entre lui et son oncle, s’oblige à se conformer pour l’année 1866 à toutes les dispositions du précédent engagement, même conditions, même prix pour la fabrication des fromages que pour l’année 1865, sauf que ledit Jeannin Paul fabriquant, s’est réservé un fromage pour la Saint Jean en remplacement des dix centimes par vache qu’il lui a été payé. Fait à Chatonnay le 22 octobre 1865. "

Il semble donc que la première saison fut un succès pour la fromagerie, même si nous n’avons pu déterminer le lieu de son premier établissement. On sait du moins,qu'en janvier 1866, Joseph Marie Clerc, régisseur au château de Marigna, "s'engage à fournir toute sa maison sise à Chatonnay au quartier Ferrachat pour servir de Chalet à la société fromagère … pendant trois ans … moyennant la somme de quarante francs par an … sous les conditions que ledit Clerc doit faire un plancher sur l'écurie … Ledit Clerc … pourra occuper son fenil sur la grande chambre et non sur celui de l'écurie où le lait sera entreposé…". Il se réserve aussi, "s'il venait à reprendre son domicile" à Chatonnay, de pouvoir" rentrer dans sa maison sans indemnité à l'excepte dans les temps que la fabrication des fromages se fera ou sera commencée." La société se réserve elle-même de "construire un chalet pour la fruitière" et de quitter celui de Clerc sans indemnité.

Et l'on sait bien aujourd'hui en effet que l'établissement définitif de la fruitière se fit, à une date indéterminée, dans ce que l'on continua longtemps après l'abandon de cette laiterie à désigner comme "le chalet", la maison la plus proche de l'ancien gros tilleul, réaménagée en résidence par le plus gros agriculteur "moderne" qui a récemment pris une bien méritée retraite.

Détail d'un plan type de fromagerie au 19ème siècle

Schéma d fonctionnement du chaudron du fromager

Gravures extraites du "Manuel des fromageries ou Introduction à l'industrie du lait" de R. Schatzmann (1875)

En 1872, M. Boisson, président de la société, signe un autre bail avec M. Justin Bruno Reverchon, cantonnier à Chatonnay et Marie Stéphanie Vuichard, son épouse. Ceux-ci donnent, contre 60 francs par an, pour trois ans,  "une maison sise à Chatonnay dite sous le tilleul, ladite maison consistant en un rein de bâtiment divisé en trois pièces avec le jardin attenant à la maison, touchant au Nord Ardiet Théophile,au Sud Barsus Adélaïde, veuve Prost. (…)" En outre, M. Reverchon "s’oblige à faire un volet dans la fenêtre qui donne à l’Ouest, plus un escalier pour desservir la chambre du dessus, de payer l’impôt des portes et fenêtres … de reprendre la maison dans tel état qu’elle se trouvera à la fin du bail."

Cette maison est proche de la fromagerie définitive évoquée plus haut, que l’on sait bien être « sous le tilleul », mais sans voisin au nord. Faut-il n'y voir qu'une coïncidence ou le signe précurseur de l'implantation définitive du chalet évoqué plus haut ? Car pour l'année suivante, M. Masson, demeurant à Montmorot et à Chatonnay, et M.Cruchet, instituteur à Epy près de Saint Julien., cèdent à la société contre cinquante francs pour un an, "un rein de bâtiment d’une maison sise à Chatonnay lieu dit au quartier Bas … consistant en une cuisine et une chambre avec fenil dessus limité au nord par la grange et l’écurie, au sud par le jardin, à l’ouest par Félicien Vuichard, et à l’est par le chemin."

Faut il conclure que le précédent bail fut résilié au bout d’un an, au profit d’un autre moins cher ? Ces multiples déménagements se comprennent pour un fromager embauché à l'année, venu de l'extérieur, qui avait besoin d’une maison pour se loger assez durablement.

La pesée des fromages avait lieu trois fois l'an, au mois de juillet à disposition du fruitier, le 2  septembre et le 20 novembre. Les fromages étaient alors achetés sous contrat, à raison de 72 F les 50 kg, "payé comptant espèce après la pesée, entre les mains du sieur Genty Elisé, trésorier de la société fromagère", par M. François Magny, "marchand ambulant" dont le siège était à Paris, 1231, rue Ferronnerie. Le contrat de cette même année 1873 stipule aussi le payement de 500 F "pour cautionnement du marché", et celui "d'étrennes convenables suivant les habitudes des sociétés fromagères du Jura", soit 120 F "pour la société qui se payeront dans le courant des trois pesées", et ce, "sans aucune diminution de prix" à l'achat des fromages. En outre, "... suivant l'usage du pays, pour la consommation...", la coopérative peut disposer d'une pièce de fromage "en payant dix centimes par kilo au marchand" ; et, fallait il le préciser, "les présentes conventions seront d'ailleurs interprétées selon les usages du pays et exécutées de toute bonne foi." En effet, ces conditions étaient à la fois avantageuses et basées sur la confiance mutuelle entre les sociétaires et le marchand parisien qui n'est certainement pas venu souvent à Chatonnay pour en vérifier l'e respect.
On voit par ailleurs que l'acheteur ne resta pas longtemps le même, et que la vente pouvait amener quelquefois à contentieux : Ainsi le 27 août 1878, l'huissier d'Arinthod vint au domicile de M. Boisson, président de la fruitière, pour lui rappeler que, "le 16 juillet dernier... [M. Reddelet, négociant à Arinthod] a verbalement acheté, aux conditions habituelles, soit de l'année dernière pour la qualité, et moyennant le prix de 63 F les 50 kg, et 50 F à titre d'étrennes, les fromages qui seraient fabriqués dans l'année courante... Que par suite des grandes chaleurs du mois de juillet, la fermentation ayant été trop active, le plus grand nombre des fromages fabriqués se trouvent trop ouverts et par conséquent non marchands..." Au final, le négociant ne voulut point prendre les fromages avant une expertise de leur moins value, obstinément refusée par les gérants de la société. Sans doute, les meules ne furent point vendues cette année là, et M. Reddelet s'est il "délié du marché verbal entre lui et la société fromagère" ; car on voit qu'en 1879, les fromages sont vendus à M. Bel, marchand d'Orgelet, pour 58 F les 50 kg. Ce qui, comparé aux 72 F payés par le premier marchand parisien, représente une baisse d'un cinquième, pour des conditions moins avantageuses et des frais de transport sans doute moindres.

La société coopérative fromagère de Chatonnay perdura jusqu'en 1956 environ, l’exode rural en diminuant le nombre de sociétaires. Avant que l’activité ne prit fin, ils étaient 16 encore en cette coopérative, chacun ayant une moyenne de 4 vaches, qui produisaient moins de lait, car moins biens nourries que celles d’aujourd’hui, dit-on. Une meule de Comté par jour était produite l’été, & plus une de morbier l’hiver, avec le lait contenu dans les bouilles qu’y apportaient les cultivateurs après les traites quotidiennes.

Le fromage était préparé à l’ancienne, dans une grande cuve de cuivre, chauffée au feu de bois. Le beurre se produisait dans la barrate en bois qui se voit encore dans "le chalet" : c’était une machine à manivelle, en bois noir, sur 4 pieds, dans lequel la crème était battue. Un pèse lait servait à déterminer pour chaque sociétaire, en fonction de ses apports journaliers, sa part due dans la vente des fromages.

Baratte 1892 catalogue machine agricole Pilter

Baratte du catalogue de machines agricoles Pilter, 1892.

Quand on décida l'arrêt de la fromagerie de Chatonnay le lait fut un temps vendu à celle d’Arinthod, qui envoyait un vieux camion à toit ouvert pour charger les bouilles. Ensuite le lait sera confié à la coopérative de Marigna, qui sera plus tard présidée par un Chatonnoy. En retournant ainsi à Marigna c'était aussi en quelque sorte vers l'origine de l'art des fromages que les quelques agriculteurs rescapés retournaient, juste retour comme une profonde réminiscence reconnaissant sciemment ou non le savoir faire de l'une des plus anciennes fruitière à l'entour.


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